Postée devant le lycée Raira, son portable dans une main et un morceau de papier dans l’autre. Une statue vivante qui venait de faire son apparition ? Peut-être bien.
La nouvelle décoration, qui se prénommait Aiki d’ailleurs, était pétrifiée depuis maintenant une bonne vingtaine de minutes. Non non, ce n’était certainement pas un sortilège qui lui avait conféré sa nouvelle option d’objet ornemental. En effet, bien qu’ayant toujours une mentalité d’enfant, la jeune fille savait très bien que les trucs surnaturels n’existaient pas. Et même si elle n’avait, certes, pas encore trouvé d’explication rationnelle concernant la mystérieuse motarde sans tête, élucider cette énigme (qui, elle en était plus que certaine, n’en était pas une) faisait partie de ses plans.
Mais je m’éloigne là.
Aiki, donc, se décida enfin à se décoller du muret qui lui avait servi de support, pour avancer d’une manière mécanique vers sa chambre d’hôtel. Là-bas, elle aurait le courage de l’appeler. Oui, sûrement…

Les rues étaient, comme à leur habitude, bondées. Quoi de plus normal vers cinq heures de l’après-midi, heure où les élèves se décident à prendre un verre quelque part, faire du shopping, un bowling ou encore un karaoké ? On était à Tokyo, ville qui n’avait strictement rien avoir avec son village natal qui, soyons réalistes, se situait littéralement dans un coin paumé où le moyen de transport le plus moderne était encore la bicyclette.
Mais si cette ville se démarquait par sa modernité, elle sortait également du lot par ses recoins sombres et dangereux, eux-mêmes caractérisés par le nombre de personnes louches qui affluaient les quartiers.
Comme ces membres du gang de couleur bleue, qui discutaient à sa droite.
Involontairement, son cœur se serra à la vue de ces personnes. Elle entortilla son pendentif autour de son doigt, bercée entre colère et stress. Etait-ce dans une rue comme celle-ci que la bagarre qui avait provoqué la mort de son frère avait débutée ? A une heure semblable ? Pour un motif sans doute complètement puéril ?
Essuyant rapidement la larme qui avait eue l’audace de rouler sur sa joue, elle se rappela qu’il était grand temps de remettre son foulard jaune, histoire de rappeler clairement qu’elle n’était pas à recruter. Elle s’arrêta ainsi brièvement, fouillant entre ses livres afin de mettre la main sur son objet de couleur. Sans succès malheureusement.

« Ben ça…J’étais persuadée de l’avoir mis là…J’l’aurais oublié sur ma table de nuit ? Ça me paraît impossible… »

Réfléchissant un millième de seconde sur la location de son foulard, elle se souvint qu’elle l’avait mit dans sa poche, et, en toute logique, avança sa main vers ledit emplacement afin de le sortir au grand jour.
Vous savez que c’est toujours à la suite de gestes anodins que les catastrophes se produisent ? Comme le battement d’ailes censé provoquer un ouragan de l’autre côté du globe ? Ce geste là n’y manqua pas.
A peine avait-elle retiré son bout de tissus qu’un morceau de papier, apparemment sans importance, glissa lui aussi hors de sa poche.
Tout d’abord sceptique à ce sujet, elle entraperçu la suite de chiffres inscrite sur le papier et fit rapidement la connexion. La jeune fille devint blême, puis se lança à la poursuite du vulgaire papelard, poussant et bousculant les gens, comme si sa propre vie dépendait de ce simple morceau de feuille.
Elle aurait remonté la moitié de la rue, criant des « Excusez-moi » et des « Pardons » à tout bout de champ que ça ne l’aurait pas étonnée le moins du monde. Suivant toujours son précieux papier du regard, elle vit qu’un inconscient allait poser son pied sans doute plein de crasse dessus ! Pas le choix, il fallait opter pour le plongeon !

-NE POSEZ PAS CE PIED PAR TEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEERRE !!!

Et paf ! Voilà la jeune fille par terre, mille et un regards obliques posés sur elle. Restons positifs, si elle s’était fichu la honte de sa vie dans les rues d’Ikebukuro, son papelard était à l’abri sous sa main, au moins.
Elle releva timidement la tête, se retrouvant nez-à-nez avec celui qui avait été assez irréfléchi pour oser écraser son précieux !

-Ahem…Veuillez excuser mon comportement…articula-t-elle le plus naturellement possible malgré le rouge qui gagnait ses joues.

Certes, elle allait certainement devoir s’enfermer à vie dans un asile. Mais si ce papier avait été perdu, comment aurait-elle fait pour appeler la personne concernée ce soir ?

Certes, il était fort probable que le comportement d’Aiki ait pu fortement frustrer celui dont elle avait arrêté la marche. Mais elle n’avait pas eu le choix, malheureusement. C’était ça ou perdre le papier le plus précieux qu’elle n’ait jamais eu entre ses mains. Même si, tout bien réfléchi, aux yeux des autres personnes qui formaient dorénavant un cercle autour de cette scène comique, ce n’était pas l’homme qui avait eu un comportement irréfléchi, mais bien la jeune fille. Mais qu’est-ce que les êtres humains normaux pouvaient bien y comprendre d’abord ?
Honteuse, quoiqu’assez satisfaite d’avoir pu protéger ce papelard inestimable, la jeune Aiki avait daigné annoncer quelques plates excuses sur sa manière de se comporter. Ce n’était qu’une forme de politesse, parce qu’après tout, ce qui comptait réellement n’était pas le dérangement qu’elle avait provoqué, mais bien sa capacité à décrocher son portable afin d’émettre l’appel le soir même.
Si tout s’était passé sans encombres et que la personne, qui avait toujours son pied en l’air d’ailleurs, n’en n’avait pas tenu rigueur, elle se serait probablement relevée, l’aurait saluée par une petite courbette, et serait repartie vers son hôtel, courant vers sa chambre afin de prendre une bonne douche.
Mais ce ne fut pas le cas malheureusement.
En effet, au lieu de reposer son pied sur un morceau de sol qui se situait à deux millimètres de la fine main de la jeune fille, son futur interlocuteur, en rogne apparemment, trouva très intelligent de lui écraser magnifiquement sa main, avant de continuer tranquillement son chemin.
D’abord incompréhensive d’un tel niveau de gaminerie, Aiki resta collée au sol, tentant vainement de comprendre la justification d’un tel acte. D’accord, elle avait perturbé momentanément le quotidien du jeune homme (était-il jeune d’ailleurs ? Aucune idée, puisqu’elle n’avait pas pris le temps de l’observer), mais ce n’était certainement pas une raison pour lui écraser sa jolie main, si ? Surtout qu’il n’y était pas allé de main morte…L’inconscient.
L’incompréhension laissa place à la colère : Aiki était une personne d’un naturel joyeux et aurait, en temps normal, prit une réaction telle que celle-ci à la rigolade. Mais il venait de faire quelque chose d’impardonnable ! Et si à cause de ce crétin elle pouvait faire une croix sur l’espoir de jouer d’un instrument ? On n’a pas idée d’écraser une main, si importante dans le corps humain ? Mais d’une jeune demoiselle qui plus est !
Directe et prompte à prendre des décisions faisait partie du caractère de la fillette. Cette dernière se releva et, courant afin de rattraper celui qui avait osé lui écraser volontairement les phalanges, sauta sur celui-ci puis s’agrippa de toutes ses forces à son haut afin de ne pas tomber par terre (une fois suffisait largement après tout !). Elle était largement consciente qu’un jour, son culot se retournerait contre elle et qu’elle le regretterait amèrement. Mais ce n’était pas vraiment la priorité en ce moment même.
Oui, la priorité était de lui faire clairement savoir qu’un avenir musical serait probablement fichu à cause de ce geste d’une intelligence extrême.

-C’est quoi ton problème ?! lui cria-t-elle dans les tympans, depuis quand un adulte s’amuse à écraser les mains des autres, hein ? J’me suis excusée non ? Tu t’crois à la maternelle pour réagir d’une manière aussi puérile ou quoi ?!

Avant que son interlocuteur, probablement surpris par tant d’audace, eut le temps de réagir en l’envoyant valser par un simple coup de bras, Aiki descendit rapidement de son dos. Être membre du club d’Art Martiaux et avoir rigoureusement suivit les cours de gymnastique lui avait permis d’acquérir une certaine dextérité, là n’était donc pas le problème.
Vraiment, il y avait des gens qu’elle ne comprendrait jamais. Elle regarda quelques temps sa main endolorie, puis releva les yeux vers l’homme qui n’arborait définitivement pas un visage radieux.
Alors quoi ? Il irait jusqu’à la frapper ? Il n’oserait tout de même pas ?
Quoiqu’elle l’aurait bien cherché, c’était vrai. Mais de là à carrément employer les poings…
Mais s’il voulait un comportement niveau maternelle, elle le lui donnerait volontiers ! Elle avait grandit à la campagne et avait appris à jouer bas après tout.
Machinalement, elle remit ses mèches décolorées derrières ses oreilles. Il était préférable que le jeune homme opte pour une réaction plus mature tout de même. Atterrir à l’hôpital avant d’avoir entamé sa troisième semaine à Ikebukuro devait être un record.
A moins qu’ils étaient rapides en besogne ici ?

Sur le qui-vive. Oui, c’est ce qui décrivait le mieux Aiki en ce moment même. En effet, la jeune fille se tenait juste en face du jeune homme. Allait-il frapper ? Sa carrure était bien plus imposante que la sienne (bien sûr, il fallait aussi prendre en compte que c’était un homme), et il était certain que ce n’était pas avec sa force de poisson rouge qu’elle le vaincrait dans un combat au corps à corps. Si jamais violence physique il y avait, elle ne pourrait que compter sur son agilité pour esquiver…Et il était certain qu’elle se fatiguerait vite.
Par conséquent, elle ne pouvait que prier pour une seule chose. Qu’il n’engage pas le combat. Déjà parce que la rue était fréquentée et qu’elle ne tenait pas spécialement à voir des gens extérieurs à leur petit désaccord se faire blesser par une inattention, mais aussi parce qu’elle ne souhaitait pas particulièrement se payer un aller simple pour le cimetière. Sans compter que les lycéens étaient déjà armés de leurs portables enclenchés sur le mode ‘vidéo’, s’assurant qu’ils ne loupaient pas une miette de la future cuisante défaite de la jeune fille. Et dire qu’elle tenait à faire une entrée discrète…Oui, elle ne souhaitait pas spécialement (pour ne pas dire pas du tout) être référenciée comme « la nouvelle provinciale dont le séjour s’est conclu par un passage à l’hôpital ».
Elle se rappela que lorsqu’elle était encore sur son dos, une vielle femme avait crié de peur et avait été à la limite de l’évanouissement. Mince, faisait-il si peur que ça ? La colère avait-elle déformé les traits de son visage à ce point ?
Figée, elle était littéralement figée. Son éventuel adversaire fit un pas, puis deux, puis trois. La tension montait énormément et Aiki se demanda même un instant s’il n’était pas mieux de déclarer forfait tout de suite, voire de prendre les jambes à son cou. Il était bien trop tôt pour mourir !
Instinctivement, elle ferma les yeux, priant pour que ce moment se passe à la vitesse lumière. Mais à sa grande surprise, elle était toujours en un seul morceau lorsqu’elle les avait réouvert.
Elle tenta de se repasser les dernières secondes dans sa tête. Elle avait senti un souffle très doux près de sa nuque après avoir senti un poids se poser sur son épaule. Puis, il lui avait touché le bout du nez.

« Huh ? »

Oui, Aiki n’avait pas tellement compris son geste, toujours était-il qu’il l’avait mise assez à l’aise pour qu’elle ouvre ses paupières, tombant nez à nez avec le visage de son interlocuteur.
Il avait des yeux magnifiques, d’un bleu profond comme elle n’en avait jamais vu. Une couleur qui s’accordait parfaitement avec ses cheveux cendrés d’ailleurs.
Etait-il japonais ? Elle en doutait. Il avait par ailleurs un physique bien trop avantageux pour n’être qu’un simple mortel.
Hypnotisée par son regard, un éclat d’admiration brilla à travers ses lentilles de couleur rouges. La jeune fille était à la limite de l’envoutement. Qui était cette personne ?

-Je suis désolé…Serais-je un jour pardonné ?

Ses excuses la tirèrent de sa courte contemplation, rappelant à Aiki qu’elle n’était pas devant un être divin mais devant une personne sur laquelle elle avait crié...Et pas de loin.

-Je dois m’excuser de nouveau aussi…articula-t-elle en baissant les yeux. J’ai traité votre comportement de puéril et pourtant je dois admettre que je n’ai pas fait mieux…Me pardonnerez-vous également mes actes monsieur… ?

Bien qu’elle doutait de la sincérité du jeune homme, elle sentait qu’il valait mieux gratter l’amitié, histoire d’éviter d’écourter sa vie. Et lui demander son nom semblait être un bon commencement n’est-ce pas ?